Ceci n'est pas un énième roman sur la difficulté des conditions de travail, en l’occurrence celles des salariés de la grande restauration. Dès l'arrivée dans ce « domaine » mystérieux, rien ne semble être vraiment à sa place. Le jeune homme qui débute en tant que serveur en livrée accepte avec une docilité déconcertante les humiliations et les cruautés infligées sans raison par la cohorte de ses semblables. Cette soumission le poussera progressivement à l'effacement, au sens le plus fort. La tension est présente en continu, la sidération du lecteur également. N'est-il pas temps d'arrêter ce jeu et surtout, est-on certain qu'il s'agit d'un jeu ?

Géant excentrique ou animal sauvage devenu le maître dans sa cage ? Par petites touches sinueuses, le lecteur est maintenu à la lisière de l'effroi. À travers le regard désincarné d'une petite fille, l'irruption d'un prédateur bienveillant donne à ce récit cinglant les allures d'une morsure de serpent.

Méfiez-vous de la fausse candeur du titre et du ton de ce roman, dont le sous-texte est loin d'être inoffensif ! Vous tenez entre les mains un récit délicieusement métaphorique sur la liberté, sur la création artificielle du besoin, sur la perversion du langage par toute autorité y ayant intérêt, sur l'indispensable « commun » pour faire société. Il n'est pas interdit d'y voir une injonction à ne rien céder à la passivité et à l'indifférence. Un bien joli tour de force en peu de pages, à côté duquel il serait dommage de passer.

La disparition de la jeune Silva, en 1989, le soir de la fête des pêcheurs d'un petit village de la côte dalmate, sert de fil rouge au déploiement de l'intrigue de ce roman ambitieux qui s'étend sur plus de deux décennies. En s'appuyant sur les points de vue de celles et ceux qui ont connu Silva, l'auteur dresse un panorama complet, assez désabusé, de l'évolution de son pays, la Croatie, depuis l'effondrement du régime de Tito jusqu'à l'essor du tourisme de masse et de l'économie de marché. Une sacrée réussite !

Un duel entre un accusé et un magistrat glisse subtilement vers le dialogue entre générations. Quel est le sens de l'engagement politique sincère ? Comment juger la radicalité violente dans un contexte social fondamentalement différent, autrement que sur le plan moral ? Une confrontation profonde qui interroge sur la notion de culpabilité. Et la démonstration, en ces temps heurtés, que l'on peut toujours faire prévaloir l'écoute dans le débat, sans pour autant rogner sur ses convictions.