Jean T.

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4 janvier 2025

À la fin d'un repas, un banquier expose à son commensal sa vision de l'anarchisme. Il explique que dans un groupe qui s'est constitué pour lutter "contre les fictions sociales" il y a toujours quelqu'un qui dominera, ce qui est "exactement le contraire de la doctrine anarchiste", et qui, dans ce genre de groupe, crée "une dictature nouvelle".
Il ne manque pas d'arguments pour emberlificoter son convive et lui faire admettre que s'il est banquier, c'est à cause de ses convictions anarchistes. Il s'estime libéré de toutes les fictions sociales, donc, étant libre d'être ce qu'il veut, il est banquier et un banquier qui gagne de l'argent. En gagnant de l'argent, il gagne de la liberté. Il pourrait accepter un système d'entraide, mais il pense que s'entraider avec un autre est le mépriser, le considérer comme incapable d'être libre.
Le court texte de Pessoa est un pamphlet contre un système capitaliste qui pervertit les valeurs humanistes des personnes. Le banquier adapte l'idéologie de l'anarchie à sa réalité, ce qui lui permet d'affirmer que gagner de l'argent sur le dos des autres n'est pas sa motivation.
La conversation du banquier avec son convive pas très réactif est d'une grande logique. Pourtant, elle ne m'a pas convaincu, mais elle m'a bien fait rire (jaune, évidemment).
À noter que cette nouvelle est la seule œuvre de fiction publiée du vivant de Fernando Pessoa et signée de son vrai nom.

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3 janvier 2025

Ce roman étonnant est tout à la fois un conte magnifique et merveilleux, un condensé de l'histoire du Vénézuéla, une histoire d'amour, une saga familiale, une histoire de réussites.
Le grand-père de Miguel Bonnefoy, Antonio Borjas Romero, a été abandonnée bébé sur les marches d'une église. Par la suite, il a grandi dans les rues, exercé plusieurs métiers, travaillé dans une maison close avant de devenir un cardiologue réputé et de fonder l'université de Macaraibo. C'est lui le jaguar. Sa grand-mère, Ana Maria Rodriguez, est née dans la misère et a failli être assassinée à sa naissance. Elle deviendra la première femme médecin de l'État de Zulia, une gynécologue de renom qui combattra en faveur de l'avortement, féministe. Le couple habitera une maison de légende, la Quinta Ana Maria. Alors qu'Antonio est en prison, elle mettra au monde une fille qui se nommera Venezuela et qui vivra à Paris. Le roman se termine avec Cristobal dans les carnets duquel on trouvera l'histoire de la famille.
"Le rêve du jaguar" est l'histoire épique de quatre générations qui ont mené une vie extraordinaire, connu ou été acteurs de grandes avancées sociales et économiques. Les deux personnages principaux, Antonio et Ana Maria, sont des héros qui vivent un quotidien qui ne saurait être banal, mais héroïque, fantastique, miraculeux. Le roman tient du conte mythologique, du roman de l'amour fou entre Antonio et Ana Maria. Les autres personnages sont tout aussi extraordinaires, originaux, fantasques, rêveurs fous avec des vies merveilleuses.
Miguel Bonnefoy réussit une histoire foisonnante, riche en situations et personnages hauts en couleurs, une vraie épopée luxuriante et étourdissante.

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31 décembre 2024

Un vieil homme solitaire a établi son campement dans les montagnes italiennes, à la frontière de la Slovénie. C'est un ancien horloger féru de Mikado qu'il pratique chaque jour pour maintenir sa dextérité, mais pas que…
Arrive une femme, une Tzigane qui fuit sa famille qui lui a arrangé un mariage avec un vieux de cinquante ans, "Je me suis enfuie il y a deux soirs, après la fête de fiançailles. J’ai déshonoré mon père en me sauvant. Je ne peux pas revenir".
Le vieil homme qui s'est enrichi dans l'horlogerie, a créé une fondation pour aider des sans-abri, l'accueille spontanément dans sa tente et va la sauver de son père venu la tuer. Se noue une relation et une conversation. Elle a des questions, "c'est comment d'être vieux ?", "C’est quand on te parle et qu’on glisse le mot “encore"" lui répond-t-il. Elle sait lire les lignes de la main, mais pas les livres, elle parle aux ours. Il lui apprend à jouer au Mikado. Elle ne connaît pas la mer, il lui achète un vélo et l'emmène au bord de l'Adriatique. Ils logent dans la cabine d'un bateau de pêche, elle se fait embaucher et y reste. Leurs destins se séparent.
Dans un carnet qui suit cette séparation, le vieil homme dit que le mikado est "comme un chaos à résoudre", on vise le bâtonnet noir qui "vaut plus que tous les autres", qu'on tente de retirer sans faire bouger les autres. Pour réussir, il faut "agir doucement", "porter attention aux moindres mouvements", "agir avec précision". Il a transposé les règles du mikado dans la propre vie et comme "une des règles du Mikado consiste à oublier le tour précédent", il ouvre sur l'inattendu.
Enfin, une lettre de la Tzigane vient clore le roman en nous apprenant ce qu'elle est devenue. Elle le complexifie, le rend comme un chaos inextricable. Son contenu est totalement imprévisible, comme le résultat d'une partie de mikado.
La construction en trois parties très différentes permet aux personnages de vivre leur vie sans toucher à celle de l'autre, comme dans le mikado.
À soixante-quatorze ans, avec ce presque-quarantième roman (merci Wikipédia), Erri De Luca mène une réflexion sur la vieillesse, sur la solitude, sur la rencontre, sur la responsabilité qui en découle, sur le secret qui habite chaque personne. Sa conversation avec la jeune gitane ne laisse planer aucun doute sur ses engagements humanitaires et sur les valeurs qui sont les siennes. Avec une écriture ciselée, l'auteur joue à mener des réflexions métaphysiques dans son dialogue avec la jeune femme. Il joue aussi à nous surprendre, à nous échapper, à nous désorienter, ne négligeant pas une fin surprenante.
Parfois, un trait d'humour affleure, "Si on me demande comment je vais, je réponds : “Encore, je suis encore là.”
L'alpiniste n'a pas perdu son goût pour la hauteur de vue de ses propos...

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23 décembre 2024

Ivan est un jeune homme, joueur d'échecs talentueux qui court les tournois. À vingt-deux ans, il joue depuis des années et est capable de voir les coups qui se préparent, ce que le jeu recèle comme dangers. Son grand regret qui nuit à sa sérénité est de ne pas avoir réussi à devenir maître international. Il est sensible et sans doute autiste, plus handicapé dans sa vie sociale que devant un plateau d'échecs. Invité à une simultanée contre des amateurs, il rencontre Margaret, une femme de quinze ans plus âgée, qui travaille dans le centre culturel et lui sert de chauffeur. Lui qui se lie difficilement s'intéresse à cette femme. L'échange débuté à la fin du tournoi va se poursuivre toute la nuit. Ivan qui a encore des bagues dentaires, ne comprend pas ce qui se passe avec cette femme qui a été mariée, qui est calme et posée. Son personnage dans le roman est traversé par des émotions et des sentiments qui ont un écho chez Ivan et Peter.

Peter, le frère aîné d'Ivan est un avocat brillant, plus doué en affaires que dans sa vie sentimentale. Il aime Sylvia, un amour de jeunesse dont il est séparé suite à un accident dont elle garde des douleurs chroniques handicapantes. Sylvia reste proche de Peter et aussi d'Ivan qu'elle apprécie. Peter aime aussi la jeune et belle Naomi qui squatte un appartement avec ses amis et se fait entretenir par lui. Peter et Ivan viennent de perdre leur père, ce qui ravive des regrets, des remords, le souvenir de non-dits. Ils n'ont jamais été très proches et communiquent difficilement, se méprennent sur leurs sentiments et leurs intentions. Le décès du père n'arrange rien.
Aux échecs, intermezzo est un coup inattendu qui crée un danger grave et exige une réponse immédiate. Dans le roman, les cinq personnages vivent un moment de leur vie qui est un intermezzo, quelque chose d'imprévisible qui demande de prendre position. Il nous plonge ans le mal-être des deux frères, la douleur de Sylvia, l'insouciance inconséquente de Naomi. Sally Rooney décrit avec précision le chaos intérieur de ses personnages, leur soif d'une vie "normale".
Le lecteur pourra s'interroger sur ce qu'est une fraternité, comment résiste-t-elle à la haine, comment naît et vit un amour, comment des événements de la vie peuvent renouer des fils. Ce récit est plein de sensations, d'émotions, de superbes descriptions, de dialogues profonds qui se tiennent dans des intimités, de moments d'introspection. Un peu comme dans "Normal People", Sally Rooney met à nu l'intime de ses personnages, elle le fait bellement.
Fascinant !

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15 novembre 2024

Après avoir été éloignés l'un de l'autre pendant sept années, Alberto et Luigi se retrouvent au pied du Mont Rose, dans les Alpes italiennes, là où ils ont grandi. Luigi est resté avec sa femme dans cette vallée dépeuplée et inaccueillante où il est devenu garde-forestier. Après avoir purgé quelques mois de prison, Alberto avait migré au Canada en espérant y construire une autre vie, plus libre. Devenu veuf, leur père s'était ancré dans la vallée, il avait perdu le goût de vivre et s'était suicidé. Alberto n'était pas venu aux obsèques, mais il est là pour la vente de la modeste maison paternelle. Luigi compte l'acheter, s'installer dans cet endroit à l'écart de tout, avec sa femme et l'enfant qui va naître. Luigi est le frère plutôt sage et réfléchi alors qu'Alfredo est le mauvais garçon, celui qui boit, qui se bat. Sept années ont-elles changé ces deux frères ?
Elles n'ont pas effacé les reproches qu'ils peuvent se faire. Elles ne leur ont pas laissé le temps d'apprendre à se parler. S'ils ont de l'affection l'un pour l'autre, ils ne se le montrent pas. Aucun ne saura ce qui attache l'autre à cette vallée et à cette maison. L'alcool et les rancœurs sont à l’œuvre...
Dans ce roman, la nature impose sa présence et ses lois. Les frères nous font parcourir les routes de la montagne, nous en font voir les couleurs. Avec Luigi, on piste les deux chiens sauvages – ou des loups – tuent les chiens et angoissent habitants. On visite la vallée, on longe le Sesia, un ruisseau.
Paolo Cognetti écrit un roman de montagne, qui se passe à Valsesia, là où coule la rivière de la Sesia, là où est son lieu d'attache. Dans une note, il décrit ses sources d'inspiration, les écrivains américains et "Nebraska", le bel album de Bruce Springsteen qui raconte la nature et une maison paternelle.
Son roman est très noir, où l'homme et l'animal sont adversaires, où la beauté de la montagne ne cache pas la part mauvaise de l'âme humaine, où la mutique affection fraternelle ne pourra faire obstacle à des gestes tragiques.
C'est écrit avec soin, concision et justesse. Du grand art.