Jean T.

https://lecturesdereves.wordpress.com/

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L'Iconoclaste

20,90
Conseillé par (Libraire)
17 octobre 2023

Dans la famille d'Ottavia, la cuisine était une affaire de femmes jusqu'à ce qu'une arrière-grand-mère cède ses secrets aux hommes. Alors "ses fils étaient tous devenus restaurateurs, et leurs fils après eux". Les femmes de la lignée n'ont plus cessé d'être en colère parce qu'ils n'avaient pris que la cuisine, négligeant "l'attention, l'énergie inépuisable, la compassion".

Cette révolte s'est transmise à Ottavia qui a été élevée dans ces lieux de silence que sont les cuisines, pris l'habitude de "se faire crier dessus par son père", puis par Cassio Casae, celui qui avait séduit son père avec la recette de la Sachertorte. Mais Ottavia Selvaggio est une sauvage comme l'indique son nom de famille, qui fait ce qu'elle décide. À quinze ans, elle "entre en cuisine" contre l'avis de son père, qui l'apprend avec Cassio, le prend comme amant et travaille avec lui pendant dix ans. Elle se marie avec celui qu'elle choisit, Bensch, un critique culinaire à qui elle donne trois enfants qu'elle lui laisse le soin d'élever. Elle donne aussi son nom à son restaurant où elle crée ses propres recettes, s'acharnant à faire "une cuisine qui ne doit rien à personne". Elle rencontre et se lie à Clem qu'elle va revoir après des longues années d'absence et qui lui donne sa version de ce qui s'est passé entre eux, instillant alors le doute sur la vérité de sa liberté.
À quarante Ottavia est donc cheffe de sa cuisine, a son restaurant à Rome, un énorme savoir-faire, une réputation. Elle est mariée, a trois enfants, a eu un amant et un admirateur. Elle a tout et pourtant il lui manque toujours quelque chose, d'être seule, d'être certaine d'avoir choisi sa vie et non de s'être insérée dans une histoire qui n'est pas la sienne. Ses histoires d'amour sont des histoires de travail, un point sur lequel le roman est documenté et réaliste. Mais peut-on mener de front vie de travail et vie amoureuse et familiale ? Pas évident.
Ottavia ne se conduit pas comme une femme italienne respectant les codes. Il fait ce qu'elle décide de faire, ou plutôt se laisse conduire par sa passion, oubliant égoïstement conjoint et enfants. Son travail harassant de cheffe de cuisine ne lui laisse pas le temps de se poser pour réfléchir et décider de sa vie en toute liberté.
Ottavia est fascinante par sa hardiesse. L'héroïne de Julia Kerninon nous plonge dans l'ambiance romaine et les cuisines italiennes. Son roman est addictif et se lit facilement. L'écriture élégante et alerte de Julia Kerninon renvoie vers l'oral, comme si elle avait dicté son texte, ce qui incite à ce qu'on le lise à voix haute (j'ai testé…).
Un roman qui se dévore...

19,50
Conseillé par (Libraire)
12 octobre 2023

Dans ce roman, le narrateur, Olivier raconte à un certain Saule son histoire et celle de sa famille Balaguère depuis 1914 jusqu'à nous jours. Quatre générations se succèdent, toutes liées à la petite ferme des Charmes, traversant des guerres, touchées par beaucoup d'événements de ce siècle.

Ceux qui ont lu "Les Larmes de l'assassin" (2003) savent qu'Anne-Laure Bondoux ne considère pas ses jeunes lecteurs pour des petites choses fragiles. C'est le cas ici où les personnages vivent des amours trop souvent contrariés, connaissent des décès et les souffrances qui leur sont liées, où certains se suicident, où les hommes sont violents et les femmes couramment soumises, où les enfants souffrent de la violence du monde, où les non-dits et les secrets de famille pourrissent des vies.
Alternant avec la petite histoire de la famille, l'autrice raconte l’histoire du monde : les guerres mondiales et d'Algérie, le sida, la chute du Mur de Berlin, la catastrophe de Tchernobyl... Mais aussi les radios libres, "L'heure des femmes" de Ménie Grégoire, l'évolution des mœurs…
Mêlant la fiction à la réalité historique, elle nous livre une brève histoire de France qui s'intéresse à ce qui a été marquant pendant ce siècle. On pourra toujours estimer qu'il y a des trous, des silences, des partis pris, mais en 500 pages, on ne peut tout dire !
Dans les dernières pages, Anne-Laure Bondoux écrit que son roman "pose la question de la violence, celle que les hommes exercent et subissent, de père en fils, comme une malédiction". Les secrets de la famille Balaguère, on le verra, provoquent bien des dégâts aussi bien chez les hommes que chez les femmes et les enfants.
Publiée par Gallimard Jeunesse, cette grande saga est un roman qui s'adresse aux adolescents en leur parlant comme à des adultes, sans édulcorer, sans cacher.
Si le roman est globalement sombre jusqu'aux dernières pages, la lecture est relativement addictive, toujours agréable, aisée et précise, Anne-Laure Bondoux ne s’embarrassant pas de compliquer son texte, son style suffit.

21,90
Conseillé par (Libraire)
10 octobre 2023

Dans le Lot, Alexandre est désormais seul dans la ferme des Bertranges depuis que ses trois sœurs sont parties « à la ville« . Lorsque leurs parents, agriculteurs, ont pris leur retraite dans la maison qu’ils avaient fait construire en prévision, les trois sœurs ont préféré vendre leurs terrains où ont été installées des éoliennes, ainsi qu’un centre de maintenance maintenant à l’abandon. Elles sont en froid avec leur frère qui habite seul la vieille maison de la ferme.

Début 2020, la nature s’étant réveillée avec deux mois d’avance, Alexandre, aidée par son amie Constanze, met les vaches à l’herbe, avec « mission de « brouter le pré entier« . Il espère que le troupeau isolé dans les prairies, échappera à la tuberculose bovine.
Mais l’épidémie qui se développe est celle de la Covid, avec un confinement que ne vont pas supporter longtemps ses sœurs et leurs familles installées à Paris, Toulouse et Rodez. L’une voit son salon de thé déserté, l’autre ne supporte pas le confinement dans un petit appartement, le lycée de la dernière a fermé, pourquoi rester à Toulouse ? Toute cette fratrie qui s’est éloignée du monde rural, qui n’y connaît plus grand-chose, qui a plusieurs sujets de désaccord se retrouve aux Bertranges avec Alexandre et les parents, contrainte de réapprendre à vivre avec eux.
Le roman nous rappelle la chronologie des faits, l’évolution des discours officiels. Il nous offre quelques moments d’humour quand il faut transporter une des sœurs et sa famille dans une bétaillère, quand il faut planter des pommes de terre, quand il faut s’occuper des trois bichons échappés à des trafiquants… Ce retour à la ferme est l’occasion de réfléchir à la place de la nature dans un monde où la vie urbaine est devenue la référence. Les citant, il se moque de quelques idées reçues sur la vie rurale. Même rude et austère, la vie à la ferme a des charmes que les urbains méconnaissaient.

Serge Joncour se fait Nature writer quand il décrit poétiquement les vaches au pré, les forêts, la campagne sous le soleil, et sans cacher son attirance pour ce milieu qu’il connaît bien en témoigne ce qu’on apprend sur la valeur des pâturages naturels, sur l’épidémie de scolytes ravageant les forêts, sur le rôle de la petite faune sauvage des blaireaux et des renards, sur le maraîchage potager, sur la plantation à la machine des pommes de terre…

On peut considérer que ce roman a des accents de nostalgie : que la campagne était belle ! – alors qu’il se présente comme un roman d’anticipation. Le dérèglement climatique et ses conséquences sociétales risquent de rendre des villes invivables, qui n’ont pas été conçues pour les supporter. Avec « Nature humaine« , Serge Joncour nous montre la complexité de la situation dans laquelle nous rentrons.

Une belle écriture et une lecture fluide, que demander de mieux !

Conseillé par (Libraire)
5 octobre 2023

Agathe vit à New-York où elle exerce sa profession de réalisatrice de cinéma. Elle revient dans le Périgord pour vider la maison vendue après le décès de son père. Elle y retrouve sa petite sœur Véra, qui est restée proche de la maison de famille, avec qui elle n'a plus eu de contacts depuis quinze ans. Pendant quelque jours, elles vont loger dans ce lieu plein de souvenirs. Agathe réalise qu'"aussi loin que j'arrive à remonter dans ma mémoire, Vera s'y trouve quelque part. Sauf l'enterrement de notre père, je réalise que je ne partage aucun souvenir d'adulte avec elle". Car Véra est aphasique depuis l'enfance et Agathe l'a protégée jusqu'à ce qu'elle n'en puisse plus, avant de la fuir pour New-York et une vie intense.

Comment les deux femmes vont-elles collaborer pour vider cette maison sans se reprocher ce qui est resté en suspens lors de leur séparation ? Comment Agathe va-t-elle respecter l'autonomie de Véra qu'elle a beaucoup protégé ? Pourront-elles se parler, se confier après tant d'années de silence ? Comment Octave, le voisin, va-t-il se comporter avec Agathe qui peut se trouver coupable d'avoir abandonné sa famille ?
Ce court roman d'Elisa Shua Dusapin est empreint de douceur et décrit avec une grande délicatesse la relation des deux jeunes femmes. Les gestes, les paroles, le silence, leurs promenades dans la nature décrivent ce qui se passe entre ces deux sœurs jadis fusionnelles qui sont devenues des étrangères. Par petites touches, elle dit l'admiration d'Agathe pour la métamorphose de Véra qui, en écrivant sur son smartphone, montre bien qu'elle se débrouille très bien dans la vie quotidienne. Des deux, c'est bien Agathe qui a le plus à faire pour renouer avec sa sœur.
Elisa Shua Dusapin écrit des romans courts, ce qui est en soi très plaisant, avec une écriture ciselée et sensible, maniant la douceur et la dureté de la vie telle qu'elle est. C'est beau !

Ukraine années 2022-2023

Actes Sud

23,00
Conseillé par (Libraire)
3 octobre 2023

Olga est ukrainienne t vit à Paris où elle exerce la profession de caviste. Sa sœur, Sasha, professeure de français, vit à Kiev. Depuis le 24 février 2022, elles entretiennent une correspondance, avec l'aide de la journaliste Elisa Mignot qui l'a publiée dans "M le Magazine du Monde".

C'est à la fois un journal intime et un journal de guerre public. Les lettres qu'elles s'adressent nous mettent au contact de la guerre. Elles nous font voir ce qui se passe dans leur intimité, l'angoisse constante, la peur, la terreur. Elles décrivent la ville qui n'est plus en paix, les rues détruites, le bruit des sirènes, le sifflement des bombes, les descentes dans les caves pour être à l'abri, le sac d'affaires prêt pour la fuite, puis dans la rue "marcher en respirant par petites craintes sèches"… tout ce qui devient pour elles habituel. Pour Olga, il y a l'inquiétude, la culpabilité d'être loin. Alors qu'on s'attendrait à une peur continue de mourir, c'est plutôt l'espoir de continuer à vivre avec ses proches qui domine, soutenue par de l'entraide. Car même dans un pays en guerre, la population civile s'efforce de mener une vie normale, pour ne pas se laisser dominer par le pessimisme et le désespoir, de rester courageuse.
Pour le lecteur français informé par la presse de l'état de la guerre, c'est une manière sensible et souvent émouvante d'éprouver ce que c'est que vivre sous la guerre.
Lire ce journal est une forme de solidarité avec les Ukrainiens.