Fragonard, l'invention du bonheur

Sophie Chauveau

Éditions Télémaque

  • Conseillé par
    2 mars 2012

    Sophie Chaveau : Fragonard et l'invention du Bonheur

    Si j'ai choisi de lire Fragonard, L'invention du bonheur, de Sophie Chaveau, c'est que j'avais beaucoup aimé son livre sur Filippo Lippi

     Par contre, je n'étais pas, à l'origine, particulièrement attirée par ce peintre. Si j'apprécie les portraits de Fragonard comme celui de la Lectrice, je n'aime pas particulièrement ses grands tableaux ou ses oeuvres  légères et surtout le style Rococo qui au XVIII ème siècle regroupe en France, à côté de Fragonard,  Watteau, Boucher, Greuze... Ce qui ne m'a pas empêchée de découvrir avec plaisir la vie de tous ces peintres et leur conception picturale car Sophie Chaveau  connaît avec précision cette période artistique et sait la faire revivre.
    Le Rococo touche tous les arts, l'architecture en particulier, l'ameublement, la peinture et vient de la fusion du baroque italien et du style rocaille à la française, reprenant des ornementations des grotesques de la Renaissance : feuillages, masques, coquilles, dragons. Le mouvement s'envole, les lignes serpentent, s'enroulent, sinuent.

    Ce style foisonnant dont les sujets sont souvent érotiques et légers est le reflet d'une société libertine qui oublie les maux de ce siècle en se divertissant, en s'adonnant aux plaisirs, aux fêtes galantes ; une société aristocratique qui refuse de voir l'orage qui menace préfigurant la révolution. Une société qui invente le mot bonheur et dont Fragonard est le plus illustre des représentants. Car il faut bien reconnaître que Fragonard, est un grand maître de la peinture, un peintre exceptionnellement doué et son splendide jaune, inimitable, est un reflet du soleil de sa ville, Grasse, qu'il aimait tant.

    Le mérite de Sophie Chaveau est d'avoir raconté une histoire à laquelle on s'intéresse, celle d'un petit garçon né en 1732 à Grasse dans un milieu modeste qui part à Paris avec sa mère pour rejoindre un père joueur et volage qui les avait abandonnés. L'écrivain dresse un beau portrait de cette femme qui pressentant le génie de son fils s'épuise pour qu'il puisse suivre des études de peinture d'abord dans l'atelier de Chardin puis de Boucher. Nous suivons toute sa carrière, sa brillante réussite, quand prix de Rome, il part en Italie, à la villa Médicis, pendant quelques années. Nous partageons son amour des enfants et des animaux qui peuplent et animent son atelier du Louvre et se retrouvent dans ses tableaux. Fragonard peint toujours dans un joyeux désordre, un tumulte heureux, entouré de sa famille et des amis, artistes qui sont tous réunis dans les résidences délabrées et insalubres du Louvre que le roi consent à mettre à leur disposition. Nous découvrons sa femme Marie-Anne Gérard-Fragonard, peintre de miniatures, et la soeur de celle-ci, Marguerite Gérard, qui devint un peintre célèbre et mondain sous le Directoire.
    Cette biographie est vivante mais, et cela m'a un peu gênée, l'on ne distingue pas trop bien les faits avérés de ceux qui sont purement imaginaires. Par exemple, Fragonard a t-il réellement eu un enfant de sa belle soeur Marguerite, bébé que Marie-Anne accepta de faire passer pour son fils, le petit Alexandre-Evariste dit Fanfan? Quelle est la part romancée? Ce qui est sûr c'est que Fragonard fut anéanti par la mort de sa fille chérie, la petite Rosalie, et qu'il cessa de peindre, traversant la Révolution et l'Empire en perdant peu à peu au milieu de la Terreur son goût du bonheur. Ce qui est certain aussi c'est que Sophie Chaveau aime son personnage, le petit Frago, ce grand peintre qui préfère les thèmes galants et légers plutôt que graves qu'il interprète cependant sans vulgarité. Il est vrai que Fragonard se libérait ainsi des contraintes de l'Académie qui imposait le sujet historique comme Genre noble, ce que le peintre détestait particulièrement. D'autre part l'auteur, comme toujours, parle très bien de la peinture, elle nous fait découvrir les tableaux, la matière, les couleurs, en critique d'art mais aussi avec une chaleur et enthousiasme communicatifs.
    J'ai trouvé par contre que la période historique et philosophique était un peu superficiellement traitée et j'aurais aimé, pour une fois, éviter le poncif, de la "petite reine" Marie-Antoinette si innocente marchant vaillamment vers l'échafaud! Mais, bon, c'est un détail qui n'empêche pas de se plonger dans cette lecture agréable qui nous apprend bien des choses sur l'art du XVIII siècle.
    Les réflexions de Sophie Chaveau sur les autres peintres sont aussi très intéressantes :

    CHARDIN
    Chardin a été pour Fragonard un bon maître qui tout en laissant libre le jeune artiste lui enseigne son art par imprégnation, par l'observation. Mais cet apprentissage ne plaisait pas au jeune homme, lui qui rêvait du luxe, de la richesse, de la beauté des modèles féminins, de l'ambiance de l'atelier de Boucher.
    Or, il se trouve que parmi ces artistes, c'est justement Chardin que j'apprécie le plus! Sophie Chaveau analyse bien la différence entre ces deux styles de peinture. Elle en parle si bien qu'elle me fait comprendre pourquoi j'aime les tableaux de Chardin alors que je suis pas spécialement attirée par les natures mortes. Chardin choisit des objets modestes, sans gloire, pour sujets de sa peinture, des pots d'étain, des oignons, des fannes de carottes peu importe... et il les peint lentement : "Chardin ôte le brillant des choses pour en extraire la sève, en tirer une autre réalité.... Rendre le relief, les infinies nuances de lumière, la gravité, les mystères des ombres, toutes ces subtilités qu'il ne parvient pas à trouver dans cette fichue assiette ébréchée de Chardin. Tout le jour, il gratte aux côtés du bonhomme à lunettes et à bonnet.... Les mois passent. Pourtant il sent son regard changer. Chardin lui ouvre un autre monde, une autre vision du Monde."

    BOUCHER
    Avec François Boucher, le maître bien aimé de Fragonard, on est loin de l'austérité de Chardin! Fragonard est heureux de l'avoir pour maître et apprécie son caractère affable, l'effervescence et la joyeuse camaraderie qui règnent dans l'atelier : "Boucher l'a beaucoup fait travailler mais selon sa dernière manière. Celle de sa gloire aux couleurs du badinage, aux humeurs de boudoir... Manière pleine de grâce et de légèreté à la semblance de toutes ces Madame Boucher, sensuelles et roses, de ses angelots dodus et nacrés, et des ciels estompés de crème qui parsèment ses tableaux."

    GREUZE
    Jean-Baptiste Greuze est un ami qu'il connut à Rome. Lui aussi un atelier dans la galerie du Louvre où il aménage avec sa femme qui le trompe à qui mieux mieux et lui fait des scènes violentes. Il n'ose pas répliquer et attend patiemment qu'elle en ait fini avec ses amants, cachée derrière un paravent. Tous le méprisent et le blâment : "Dans toute la galerie on le fuit, et la peinture de Greuze toujours en vogue, commence à sombrer dans un moralisme qui cherche à opposer un démenti à sa vie. Et aux moeurs de sa femme. Ainsi prêche-t-il une petite morale sucrée. Qu'il aimerait tant insuffler à sa mégère."