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    16 novembre 2014

    "Une constellation de phénomènes vitaux, -organisation, irritabilité, mouvement, croissance, reproduction, adaptation", c'est la définition de la vie dans le dictionnaire médical des médecins soviétiques.
    Chercher des définitions dans le dictionnaire, c'est ce que fait Natasha pour fuir ses souvenirs, traumatisée par la guerre en Tchétchénie et par son horrible expérience des réseaux de prostitution en Italie quand elle a voulu fuir son pays.
    Antony Marra explore dans ce roman un pays déchiré par deux guerres depuis 1990. La première de 1994 à 1996 : lorsque la Tchétchénie se déclare état indépendant et souverain et refuse de signer le traité constitutif de la Fédération de Russie, elle est envahie par les troupes russes; la seconde de 1999 à 2009 (mais est-elle totalement terminée?) lorsque des chefs de guerre islamistes tchétchènes radicaux désireux de reconstituer le Caucase islamique en regroupant plusieurs républiques perpètrent des attentats en Russie et mettent à nouveau le feu aux poutres.

    Le récit fait des va-et-vient entre les deux guerres avec des retours du passé au présent et du présent au passé. On y voit toute l'horreur des bombardements, la destruction systématique des villes, la pénurie dans les magasins comme dans les hôpitaux, mais aussi les exactions, les crimes de guerre commis par des combattants des deux bords fanatisés, qui n'ont que faire des droits de l'homme. Et entre les deux, la situation désespérée d'un peuple qui, s'il souhaite l'indépendance de son pays, n'adhère pas à l'islamisme vit dans la peur, la précarité.

    Nous suivons la vie de ces hommes et de ces femmes pris dans la tourmente, s'attendant à tout moment à être dénoncés, arrêtés, torturés, tués, cherchant à subsister au milieu de cette boucherie. L'écrivain crée de beaux personnages, très forts, devenus hors norme bien malgré eux, tant il faut se transformer, se faire une cuirasse pour continuer à avancer. Il y a Sonja, médecin chef dans un hôpital déserté qui cache Havaa, une petite fille recherchée par les russes qui ont amené son père. Akhmed, musulman, un homme juste, mauvais médecin mais bon dessinateur qui a pris Havaa sous son aile et est prêt à se sacrifier pour la sauver. Khassan un professeur d'université, auteur d'un traité sur la Tchétchénie, père d'un fils devenu collabo.

    Au milieu de cette désespérance, le récit aux fils embrouillés nous réserve bien des surprises : les personnages qui semblent n'avoir aucun rapport entre eux finissent par voir leur route se recouper.
    Un thème, celui de la mémoire, de la lutte contre l'oubli, est récurrent car c'est pour les habitants, en effet, une manière de résister, de préserver leur dignité. La soeur de Sonja, Nastasha, dessine, avec le plus de réalisme possible, leur ville détruite sur les murs de l'hôpital pour donner l'illusion qu'elle est toujours là. Akhmed, lui, fait le portrait des disparus et l'accrochent aux arbres du village.
    Malgré la mort qui rôde, l'écrivain introduit aussi des moments d'humour : l'infirmière Deshi déteste les hommes et en particulier les médecins depuis qu'elle a été trahie par un oncologue et terrorise Akhmed, le grand costaud.

    En résumé un beau livre riche, avec des moments de pure poésie, où l'amour inspire des actes qui redonnent confiance à la nature humaine. Un sujet qui interpelle et qui ne peut laisser indifférent.

    Merci à Dialogues croisés et aux Editions JC Lattès